“L'éducation est peut-être la dernière chance de transformer les choses de façon paisible et partagée” (Interview)

À l’occasion de la sortie de Métamorphoses - Manifeste pour une éducation à la mobilité durable et inclusive, Vincent Kaufmann et Gérard Hernja ont accepté de répondre à quelques questions pour Place des Mobilités. L’occasion de revenir sur la genèse et les ambitions de cet ouvrage manifeste qui tend davantage à mieux penser la mobilité et ses enjeux et susciter des discussions qu’à proposer des solutions toutes faites.

Ce n'est que par des discussions et par la convergence progressive de nouveaux objectifs ou de nouvelles visions que l’on pourra changer la mobilité
Vincent Kaufmann
Notre idée est de transformer les personnes, mais surtout les collectifs et le système, tout en assurant une mobilité durable et inclusive.
Gérard Hernja

Pouvez-vous vous présenter rapidement en deux, trois mots ?

Vincent Kaufmann : Oui, volontiers. Vincent Kaufmann, je suis professeur de sociologie et d'analyse des mobilités à l'école polytechnique fédérale de Lausanne et directeur scientifique du Forum Vies Mobiles à Paris. Le Forum Vies Mobiles est un think tank et institut de recherche qui vise à penser la transition écologique des mobilités.

Gérard Hernja : Gérard Hernja, je suis responsable d'un labo de recherche au sein de l'Ecole de Conduite Française (ECF) où l’on travaille sur le risque routier et la mobilité. En parallèle, je collabore depuis plus de 5 ans avec le Laboratoire de la Mobilité Inclusive dont fait partie l’ECF, avec des recherches, mais aussi en tant que membre du conseil scientifique.


Comment vous êtes-vous rencontrés ? Vous êtes docteur en sciences de l'éducation (G.Hernja) et vous de sociologie urbaine (V.Kaufmann), comment êtes-vous parvenu à faire un croisement entre ces deux disciplines ?

G.H. : A l'occasion des sixièmes rencontres de la mobilité inclusives organisées par le LMI en 2019. Je venais de terminer, pour le LMI, une recherche sur la mobilité des jeunes dans un territoire rural, en collaboration avec Alain Mergier. Vincent intervenait également lors de cet événement.

V.K. : À l'époque, la déléguée générale du LMI, Valérie Dreyfus nous a confié une étude pour réfléchir aux thématiques de la mobilité et à l'éducation et à leur assemblage. C'est à partir de la réflexion sur ces deux thèmes d'ailleurs que se sont imposés les mots durables et inclusifs.

G.H. : À l’issue de cette année de travail et de ce rapport remis au LMI, avec Vincent, nous avons souhaité prolonger la collaboration, en premier lieu en publiant l’ouvrage Métamorphose : manifeste pour une éducation durable et inclusive. En second lieu, en réfléchissant à des applications concrètes, à partir des recommandations que nous avons pu faire.


A qui s’adresse ce livre ?

V.K. : Le pari du livre, c'est aussi pour ça que c’est un peu théorique et abstrait, est que pour pouvoir traiter de ces questions de mobilité durable et inclusive, nous avons besoin de revoir les notions de base de l’analyse de la mobilité. Finalement, en posant les choses comme nous proposons de le faire, nous affirmons que cela permet de faire émerger d'autres solutions, de donner de la force à d'autres acteurs et peut permettre de transformer ce monde de la mobilité.

G.H. : Je le qualifierai de livre intermédiaire, ce qui est à la fois sa force et ses limites. Pour l'universitaire, c’est un livre qui pourrait paraître ne pas être assez étayé. Pour la personne sur le terrain, c’est un livre qui pourrait paraître parfois un peu trop complexe. Je pense aussi que pour qu'il donne sa pleine mesure, cela demande une médiation et des discussions. Par contre, comme objet de discussion dans un groupe, il est intéressant, parce qu'il permet de faire les liens et de créer une autre dynamique d'action.


En quelques mots, est-ce que vous pouvez revenir sur les définitions des termes mobilité, durable, inclusive…

V.K. : Sur la mobilité, il y a eu progressivement un glissement dans la recherche et le langage courant. La mobilité est devenue synonyme de déplacement et plus précisément même de déplacement rapide, fréquent et lointain. C'est une espèce de dévoiement de la notion, si on revient un peu à des fondamentaux…Nous n’avons pas besoin de la notion de mobilité pour parler de la vitesse, pour parler du transport, il existe plein d'autres mots. Ce qu'on propose de faire dans le livre, c'est de revenir à un certain nombre de travaux fondateurs sur la mobilité, notamment en sociologie, qui définissent la mobilité comme la transformation de soi avec l’espace. C'est une base à partir de laquelle il nous a été possible de penser la mobilité comme durable et comme inclusive.

G.H. : Pour ce qui est de l’inclusion, il est indispensable de différencier la notion d'inclusion, de celle d'intégration. Avec la notion d'intégration, c'est à l’individu de faire l'effort pour entrer dans un champ social prédéfini et s’y conformer. Avec l'inclusion, c'est un peu l'inverse : c'est aussi et surtout la société qui doit bouger et qui doit être suffisamment ouverte pour accueillir tous ceux qui désirent y trouver une place. Penser l’inclusion demande donc de revenir à une approche qui ne donne pas toute la responsabilité à l’individu, à un individu qui aurait le devoir d’être mobile avant d’en avoir le droit.

V.K. : Pour que la mobilité devienne durable, il faut non seulement qu'il y ait cette transformation technologique massive mais il faut aussi qu'il y ait un certain nombre de déplacements qui se fassent par d'autres moyens de transport que la voiture : la mobilité partagée, les transports en commun, le vélo, etc. Il faut également qu’un certain nombre de déplacements se fassent de façon beaucoup plus proche, dans la proximité, en particulier de son domicile. C'est en combinant ces trois ingrédients, l'innovation et la transformation des systèmes techniques, le changement modal et la vie en proximité que nous pouvons atteindre à avoir une mobilité durable. Dans un autre livre [Pour en finir avec la vitesse de Dubois, T., Gay, C., Kaufmann, V., & Landriève, S. (2021)], on parle notamment d’une des manières d'y arriver, d'essayer de sortir de la vitesse car nous sommes dans une société où l’on est véritablement des drogués de la vitesse du transport.


C'est un parti pris aussi d'en faire un manifeste, pourquoi avez-vous décidé de ce format-là ?

G.H. : Un manifeste permet de déconstruire mais aussi de reconstruire. Un manifeste permet surtout de donner à penser pour agir autrement. Parce que, quand on y réfléchit, associer les termes durable et mobilité, sans interroger leur sens, ça ressemble surtout à un oxymore. Y ajouter la notion d’inclusion relève alors d’un pari très hasardeux. Ce travail de déconstruction que nous avons fait, notamment à partir des travaux de Vincent sur la mobilité, nous a ensuite permis de passer à la notion d’éducation et à cette conjugaison entre les mots "durables" et "inclusifs" pour reconstruire de nouveaux possibles.

V.K. : Par exemple, quand on a voulu rendre la mobilité plus durable, un peu à travers toute l'Europe, on a inventé de nouvelles taxes via des péages urbains, des prix du stationnement prohibitif, des taxes carbone… Or ce n’est pas inclusif parce que ça laisse complètement de côté la question des inégalités. Mobilité inclusive et mobilité durable ensemble, ça n'a rien d'évident a priori d'où l'idée d'un manifeste.


Dans le livre, il n'y a pas de solutions concrètes et c’est aussi votre parti pris : une première pierre dans cette idée d'éducation et d'émancipation des individus pour créer un nouveau système.

G.H. : L’idée que le manifeste devrait amener des solutions concrètes revient assez souvent dans les questions qui nous sont posées. Or, je ne pense pas qu'on l'ait écrit comme ça et pour ça. Il y a déjà pléthore de personnes qui apportent des solutions mais en réalité, si on regarde de plus près, on se rend compte que ces solutions ne marchent pas aussi bien qu'on le voudrait, qu’elles sont des solutions pour ceux qui les proposent avant d’être des solutions pour ceux à qui elles sont destinées. Donc, notre idée n’était pas d’apporter une solution supplémentaire mais de penser l'enrichissement des solutions existantes. Cet enrichissement passerait par de l'accompagnement et, puisque c’est le thème du livre, par l’éducation. Nous ne proposons donc pas une solution supplémentaire mais peut-être une manière d'éclairer les solutions qui existent et d’impliquer ceux à qui elles sont proposées.
Dans l'éducation, éduquer, c'est apprendre et changer. Ce qui fait le lien avec la mobilité telle que nous l’avons définie. Pour accéder à la mobilité, l'éducation c’est alors le véhicule qui permet la transformation de soi. L'éducation vise à changer les personnes, à changer leurs représentations, à changer leurs attitudes. L'éducation c’est enfin une façon de renouer le dialogue, et c’est indispensable aujourd’hui, avec l’idée de recréer des lieux d’échanges, des espaces communs, des espaces de discussion.


C'est également cette idée que vous défendez dans la création de différents référentiels, de nouvelles représentations. Pourrions-nous revenir un peu sur cette notion ?

G.H. : La notion de référentiel est centrale. Le référentiel n’est pas une solution, il est un moyen d’action. Il y a plusieurs formes de référentiels, souvent des référentiels de compétence, mais la mobilité telle que nous l’avons définie n’est pas une compétence. Dans la notion de référentiel que nous employons, il s’agit plutôt de créer du collectif à travers l’élaboration d’un cadre commun, que ce soit au sein des entreprises, d'une association, ou de tout autre organisation pour construire un projet commun, avec des objectifs mais surtout une finalité.

V.K. : Pour tendre vers une mobilité durable et inclusive, il faut un changement de référentiel d’action. Le référentiel actuel ne permet pas la durabilité. Ce n'est que par des discussions et par la convergence progressive de nouveaux objectifs ou de nouvelles visions que l’on pourra changer la mobilité.


Nous savons qu'on ne peut pas faire une séparation entre la fracture sociale et la crise écologique. Selon vous, ces fractures-là ne cesseront de s'accroître et auront un impact, d’une manière ou d’une autre, sur la réalité de demain. Dans ce contexte, quels déplacements pouvons-nous imaginer pour demain ? Et notamment dans les territoires ruraux?

V.K. : Cela rejoint l’idée portée par la mobilité inclusive et évidemment, c'est un sacré challenge. Parce que comment est-ce qu'on suscite ce fameux report modal ? Comment est-ce qu'on fait en sorte que les déplacements se fassent davantage dans la proximité ? Le challenge est de réussir à inventer, à imaginer des mesures qui permettent d'atteindre cette durabilité et qui ne soient pas pénalisantes au niveau de l’intégration sociale. Nous, ce que nous constatons, est qu'il y a une partie de la population qui ne souhaite pas conduire, ce n’est pas leurs aspirations. Il n'y a pas de raison de leur imposer ce modèle-là. Et nous devrions avoir autre chose à proposer. Cela veut dire sortir de la dépendance à l'automobile. Je pense qu'on peut aussi dire que depuis une cinquantaine d'années, on a vraiment apprêté le territoire pour l'automobile. Les politiques d'aménagement du territoire ont favorisé de façon très forte les accessibilités automobiles. Ce qui en découle, en particulier dans les régions périurbaines et rurales, c’est que nous sommes dépendants de l'automobile pour notre mobilité quotidienne.

G.H. : Oui, l’objectif est de pouvoir sortir le plus tôt possible de cette dépendance à l’automobile. Il faut créer d’autres offres, il faut transformer le modèle, s’appuyer sur une autre définition de la mobilité. Notre idée n’est pas d'imposer des choses à des personnes lorsqu'elles n'ont aucun moyen de faire autrement. Notre idée est de transformer les personnes, mais surtout les collectifs et le système, tout en assurant une mobilité durable et inclusive.

V.K. : Une question qu’on nous pose souvent c'est : est-ce que la ville pourrait vivre sans voiture ? La ville a vécu 2 000 ans sans voiture donc c'est une question qui n'a pas de sens. Cela fait 50 ans qu'il y a vraiment des voitures. Il ne faut pas être complètement focalisé que dans le présent. C'est évident que c'est possible. La question est de savoir comment est-ce qu'on y va. Il n'est pas interdit de penser qu'on puisse se passer de la voiture ou que les choses puissent se transformer assez fondamentalement.

G.H. : Ce que nous soutenons dans le livre, c’est que l'éducation est peut-être la dernière chance de transformer les choses de façon paisible et partagée. Si on ne passe pas par là, on risque fort d'aller vers de la contrainte. Parce qu'il y a un moment où il faudra être très contraignant et très peu pédagogique pour imposer les changements. L’éducation permet encore de choisir tout ce qui n’est pas écrit. Il y a un moment où il pourrait être trop tard.


Connaissez-vous des initiatives en zones rurales où des associations, des collectivités sont en train de créer un nouveau référentiel ?

G.H. : Si nous insistons sur une version concrète de construction de référentiels, il faut savoir que les référentiels peuvent être structurés différemment, de manière implicites, dans les têtes et parfois les imaginaires collectifs. Dans les territoires ruraux, il se passe déjà beaucoup de choses, avec des propositions de changement venant de ceux qui y habitent, des propositions individuelles mais pas que... Il y a des discussions qui portent sur ce qu'on appelle la mobilité, sur la question du bien-vivre dans la ruralité, sur la question de la place des personnes âgées, sur la question des enfants pour aller à l'école… Nous parlons ici de propositions et pas simplement de revendications, des propositions qui structurent également des formes de référentiels, avec l’objectif de recréer des liens et de reconstruire quelque chose ensemble. C’est cela agir : “à la dentelle du territoire”. Tant que nous n'arriverons pas à travailler avec et pour les citoyens, tant qu’un quelconque sachant ou politique viendra en disant, "le résultat final, ça doit être ça", nous serons un peu à côté de la plaque.

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